De la limite des compétences (par Djeepy)

Je profite de mes vacances pour m’essayer à un nouveau style littéraire, l’essai philosophique (oui, je sais, je me la raconte sur ce coup là :) ). Et quoi de mieux pour démarrer que de publier en guest-star dans les colonnes d’un blog ami, plus habitué à cet exercice.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, juste un petit mot sur l’origine de ce sujet. Il y a quelques années, avec mon chef de l’époque (Marc pour ne pas le citer), nous débattions régulièrement le temps de midi sur divers sujets d’actualités ou tout simplement sur le monde qui nous entoure. En ont résulté quelques idées, pour la plupart farfelues, mais aussi quelques théories sociologiques. L’idée de cet essai est de vous en présenter une, d’en débattre à bâtons rompus (bien évidemment, le format fera que je ferai les questions et les réponses en attendant les commentaires) et de voir jusqu’où ces tergiversations peuvent nous mener.

A cette ligne, je n’ai aucune réponse, aucun plan, aucune finalité. J’ai néanmoins l’amorce qui est la théorie suivante : concernant les compétences d’un individu dans une organisation, par exemple l’entreprise, au regard de sa promotion professionnelle, on considèrera qu’un individu est bon jusqu’à ce qu’il soit mauvais, formant ainsi des niveaux de compétences. Si je l’exprime autrement, je dirais qu’un individu grimpe sur l’échelle de compétences jusqu’à une limite finie.

Je sens que le sujet reste encore flou donc je vais basculer vers une explication plus concrète pour mieux illustrer mon propos, mais qui malheureusement ne permettra pas de démontrer ma théorie ; en effet, ça se saurait si un exemple pouvait prouver un théorème.
Prenons un ouvrier lambda d’une usine qui démarre en bas de l’échelle. On lui confie des tâches qui correspondent à son poste et donc à son niveau. Symbolisons ce niveau par un disque de petite taille (ou plutôt une sphère car de nombreuses expressions de notre langage y font référence - on parle des « hautes sphères », de « graviter dans sa sphère », de « sphère d’influence », etc.). Notre ouvrier, s’acquittant efficacement de ses tâches se voit promu ; on lui confie des tâches plus complexes nécessitant plus de réflexion ou d’habileté et surtout qui ne sont pas à la portée de tous. Symboliquement, notre ouvrier change de sphère pour passer dans une plus grande, incluant la précédente, puisque notre ouvrier est toujours en mesure d’en accomplir les tâches. Sociologiquement, cela se traduit par une promotion, un changement de titre (ouvrier spécialisé), une augmentation, bref, une reconnaissance par la société de son passage d’une sphère à une autre.

Et ce phénomène se répète au fur et à mesure que notre ouvrier réussit les tâches qui lui incombent. Il passera contremaître puis chef d’équipe puis responsable d’unité et ainsi de suite. Mais la question, à la base de la théorie énoncée est : jusqu’où ? En effet, qu’est ce qui fait que notre individu lambda restera bloqué dans une sphère donnée ? Et bien si l’on écarte toutes les considérations autres que le travail et les compétences de notre individu, on peut dire que sa progression s’arrête quand il ne remplit plus sa mission à savoir s’acquitter des tâches ou répondre aux compétences exigées par son niveau (sphère) actuel. On peut donc penser qu’un individu progresse dans une organisation jusqu’à ce qu’il devienne mauvais dans son travail quotidien.

Mais alors, nous pourrions conclure que nous sommes tous mauvais et que notre organisation hiérarchique est contre productive. D’amblée je réponds non car premièrement, à un instant T nous n’avons pas tous atteint notre limite de compétence et en tant que fervent adepte des lois de l’évolution (j’ai là aussi ma petite théorie sur le sujet), je reste convaincu que nos organisations, nos hiérarchies, bref, notre société, gomme toujours les aberrations de ses propres lois. Enfin, tout ceci pointe bien évidemment les incohérences et les failles de ma théorie. Essayons maintenant de l’écorner un peu.

En premier lieu, nous voyons bien que les critères, je dirais plutôt le référentiel, qui établit les niveaux de compétences (les sphères) diffèrent d’une organisation à l’autre, d’un métier à l’autre. Ce qui exclurait la généralisation et le principe de sphères générales dans lesquelles tout le monde se jaugerait. Même si je n’ai pas mené de réflexions plus avant sur ce point, je pense que l’on peut trouver des critères suffisamment génériques pour pouvoir établir des sphères globales. Bien sûr, les critères de chaque sphère seraient plus abstraits que par exemple savoir diriger une équipe de 10 personnes ou savoir interpréter un plan avec cotes.

Autre contre-argument à ma « démonstration » est les études. En effet, notre société permet à des individus d’accéder directement à un certain niveau de sphère par le biais des études. Ma réponse à cela est que les études ne sont pas exclues des sphères de compétences. En effet, il ne suffit pas de vouloir faire des études ou d’avoir les finances nécessaires pour réussir des études. Il y a des études simples et linéaires mais il y a aussi des études compliquées, qui ne sont pas à la portée de tout le monde. Les études sont donc juste un raccourci vers une certaine sphère mais ouvert uniquement aux gens capables de l’atteindre par une voie plus traditionnelle. Une remarque concernant les études. J’ai dit tout à l’heure que, à un niveau donné, on a l’ensemble des compétences des sphères conscrites. En prenant le raccourci des études, on peut penser que l’on n’acquiert pas ces compétences (quoique ça dépende des études). Et bien, même si ces compétences ne sont pas acquises, on peut admettre que les individus concernés soient capables d’exécuter les tâches des niveaux inférieurs si on les leur demandait.

Autre ambiguïté de ma théorie, c’est les acquis dus à l’âge. En effet, notre société récompense bien souvent le temps passé. On peut voir dans de grosses organisations, très hiérarchisées, des promotions par le simple fait de l’ancienneté. Je pense que ces cas ne sont que des exceptions et que bien souvent c’est une fausse progression, juste une récompense de fait et non du mérite de l’individu. Cependant, on parle dans certains métiers de la valorisation des acquis de l’expérience (par exemple, une aide-soignante qui deviendrait infirmière). Cela ne concerne que des cas où l’ascension naturelle n’est pas possible, pour des raisons de formation longue ou de diplômes obligatoires par exemple, mais permet justement d’y accéder par nos aptitudes, le tout sanctionné par un examen de passage. Même si, implicitement, ce genre de pratique existe depuis toujours, j’attends de voir comment cette reconnaissance va fonctionner dans les faits au sein de notre société moderne car je trouve que trop de monde confondent mériter et espérer.

Enfin, dernier argument (je vous laisse le soin d’en trouver d’autres) en défaveur de ma théorie, les aptitudes très physiques ou très manuelles liées à certains métiers. En effet, on serait tenté de différencier 2 jeux de sphères différents : les manuelles et les intellectuelles. Pourquoi pas. Mais je pense, même si je ne l’ai pas encore argumenté, que l’on doit considérer le critère de progression comme une valeur minimum dans chaque domaine mais avec une moyenne totale élevée. Ce qui permet de compenser une faiblesse dans certaines aptitudes tout en garantissant une cohérence complète des facultés de l’individu et une excellence générale.

Dans la série des anecdotes liées à ma théorie, une bizarrerie qui est que plus la sphère est grande, moins il y a de monde. Si on rapporte cela au partage des richesses, si on considère que chaque niveaux à les mêmes ressources à répartir, cela peut expliquer les disparités salariales.

Je terminerai sur un point que j’ai écarté plus haut dans cet essai : le travail et les compétences (ou comment peut-on monter dans les sphères). J’ouvre tout de suite la boite de Pandore en changeant les termes travail et compétences par acquis et inné.
Bien souvent lors de mes discussions avec des amis ou collègues avec qui je refais le monde, arrive l’éternel débat sur l’inné ou l’acquis. Il prend toute sa mesure dans ma théorie. Je rencontre des gens qui sont persuadés qu’une personne sans prédisposition, peut monter très haut juste par son travail (l’acquis). Moi je suis convaincu de la prédisposition des individus. Cependant, je l’accompagne toujours de l’importance de l’acquis. Je vais essayer de résumer ma pensée même si elle mériterait un article à elle seule. Une personne sans inné, en travaillant beaucoup, pourra évidemment percer mais n’ira pas très loin (rappelez-vous mes valeurs minimums). Une personne prédisposée, en ne faisant rien, percera toujours mais n’ira pas loin non plus car tout doit s’apprendre et se travailler (l’inné n’a jamais appris un théorème, même s’il permet de le comprendre). Donc l’excellence provient d’une bonne dose d’inné, mise en exergue par les efforts de l’acquis.

En plus, ma vision n’est pas manichéenne sur le sujet. Tout ceci est conditionné par l’époque, l’entourage, la chance (même si mon esprit cartésien a tendance à l’exclure). Churchill aurait-il été ce premier ministre mondialement puissant et talentueux s’il l’avait été après la guerre ?

En conclusion, notre société est segmentée par des niveaux de compétences, que j’ai imagé par des sphères concentriques. Chaque individu se positionne sur un niveau à un instant T et peut éventuellement progresser vers les niveaux supérieurs. Il les atteint par le travail ou les études, mais toujours grâce au mérite, en récompense de ses aptitudes personnelles et non pas parce qu’il le vaut bien. Il y a bien évidemment toujours quelques exceptions mais vu dans l’ensemble, les règles sont respectées ; et puis localement, ces « anomalies » sont toujours sanctionnées ou contrebalancées au final, la nature reprenant ces droits.

Pour aller plus loin sur le sujet, nous nous sommes intéressés uniquement à un aspect professionnel du sujet. Je crois fermement que ces sphères influent aussi sur notre vie sociale. Sans trop m’avancer dans ma vision de la chose, je pense que le changement de sphère (professionnellement) entraine inéluctablement un changement de sphère en dehors du travail. Nous verrons dans un prochain article par quoi peuvent se traduire ces changements sociaux.

Je terminerai avec une citation de Machiavelle (et parce que ça fait toujours bien de citer de vrais philosophes car on donne l’impression qu’il valide notre travail) : « La nature nous a créés avec la faculté de tout désirer et l’impuissance de tout obtenir ».